La mémoire musicale, au-delà des automatismes
Mémoriser une œuvre est un challenge pour beaucoup de pianistes, et une grande source de stress pour un grand nombre.
Au piano, nous avons des morceaux à jouer sur deux mains avec des accords et des mélodies qui s’entremêlent. Nous devons assimiler :
- des harmonies sur des ambitus et positions larges,
- du contrepoint pouvant aller jusqu’à 4 ou 5 lignes mélodiques en parallèle
- un répertoire extrêmement riche et complexe dans des styles très variés.
Et nous sommes malgré tout devant l’obligation la plupart du temps de jouer de mémoire, contrairement à d’autres instruments où l’usage est parfois moins strict.
J’affirme moi-même régulièrement l’importance de la mémorisation pour bien jouer un morceau et en profiter pleinement.
Pour moi la question n’est pas de jouer avec ou sans partition, mais de connaître si profondément le texte qu’on l’a intégré, quasiment comme si on l’avait écrit soi-même. Et ceci, avec ou sans le texte disponible devant soi.
Évidement il s’agit d’un idéal vers lequel tendre et non d’un absolu qui enferme !
Aujourd’hui, je suis heureuse de passer la plume à celui qui est mon bras droit au sein des Clés du Piano : Olivier. En effet, depuis trois ans maintenant, il m’accompagne, gère les aspects techniques et administratifs et répond à vos mails. Depuis quelques trimestres, il a également endossé un rôle pédagogique et pianistique en devenant accompagnateur dans PianoMe. Il enseigne le piano en parallèle dans diverses écoles de musique et continue de se former lui-même auprès de grands pédagogues.
Il a souhaité partager ce qu’il a appris sur la mémorisation des morceaux ces dernières années et je ne peux qu’approuver son approche, tout à fait dans la même lignée pédagogique que la mienne.
Bonne lecture ! Et faites-nous part de vos expériences à ce sujet dans les commentaires tout en dessous !
Marie-Cécile Baritou
Il m’a été donné le privilège exceptionnel de croiser le chemin d’un géant de la pédagogie pianistique, Emmanuel Ferrer-Laloe. Sa formation, entre autres, auprès de Monique Deschaussées et son expérience mondiale, tant en tant qu’interprète que professeur, ont façonné une expertise inégalée. Depuis plus d’un an, il m’initie à une pédagogie d’une richesse profonde, abordant des aspects rarement évoqués en milieu de conservatoires. Aujourd’hui, je suis ravi de partager avec vous sa vision unique de la mémoire.
Mémoire et approches sensorielles
À l’exception de la mémoire olfactive et gustative, toutes les autres peuvent être utilisées pour mémoriser un texte et le jouer par cœur.
La mémoire visuelle est utile. Rubinstein disait dans ses mémoires qu’il l’utilisait beaucoup, et quand il jouait en concert, il voyait même la partition défiler devant ses yeux. Probablement parce qu’il s’était entraîné depuis son plus jeune âge. Mais pour la plupart des gens, parmi les pianistes et professeurs que je connais, moi y compris, ce n’est pas la mémoire que nous utilisons le plus.
Il y a la mémoire auditive. Mais elle est utile et inutile en même temps.
Utile, car indéniablement, nous pouvons la contrôler. Cependant, elle est inutile si nous ne l’utilisons pas de manière anticipée, car au moment où nous entendons, il est déjà trop tard et nous ne pouvons plus corriger.
Alors, elle est utile à condition qu’elle soit une mémoire auditive préalable, ce qui nécessite un grand entraînement. Jouer quelque chose après l’avoir entendu intérieurement, quelques secondes auparavant, demande de s’y exercer très régulièrement et avec méthode.
La mémoire que nous utilisons le plus fréquemment est aussi indispensable que dangereuse. Il s’agit de la mémoire des automatismes. Comme Emmanuel le dit toujours, en conduisant une voiture, nous pouvons profiter du paysage, même d’une conversation avec un passager, et nous effectuons des gestes automatisés. Si nous n’avons pas une voiture qui remplace ces automatismes, alors nous savons où se trouvent les commandes de vitesse, d’embrayage, d’accélérateur, nous savons où est la première, la deuxième, la troisième et toutes les vitesses que nous devons passer. Il y a une sorte de supervision qui fait que si vous faites une erreur, vous pouvez la corriger à temps. Mais c’est presque inconscient, vous le faites parce que vous êtes très habitué à le faire. Ce n’est pas ainsi lors de votre premier cours de conduite, où vous devez y penser. Il y a même un moniteur avec un double contrôle pour éviter les problèmes, parce que vous n’avez pas appuyé assez fort sur l’embrayage ou que vous n’avez pas coordonné vos gestes. Il vous faut une grande coordination entre le pied gauche, le pied droit, la main droite, le volant, et regarder dans le rétroviseur intérieur, le rétroviseur extérieur, etc. C’est assez compliqué et c’est pourquoi nous devons nous exercer avec des cours de conduite.
Dans le domaine du piano, c’est bien plus complexe, il y a une plus grande diversité de choses à contrôler et de gestes à effectuer. Bien sûr, il faut aussi prendre des cours et s’entraîner beaucoup.
Passer de la mémoire automatique à l’Anticipation et à la connaissance approfondie
Ce qu’Emmanuel a remarqué au fil des années, c’est que dans la grande majorité des cas, les élèves arrivent avec ce qu’il appelle une mémoire de perroquet. C’est-à-dire qu’à force de répéter des centaines de fois, les choses finissent par être mémorisées, mais c’est une mémoire très peu fiable. Et j’en ai fait les frais durant plusieurs années !
C’est comme si on vous demandait d’apprendre un poème chinois sans connaître la langue. Alors, en répétant ce que quelqu’un vous dit, un chinois natif par exemple, en captant tout ce que vous pouvez avec votre oreille, vous pourrez reproduire certaines des paroles. Mais comme vous n’avez aucune idée de ce que vous dites, ni des règles grammaticales, que se passe-t-il si vous vous trompez ? Vous devez revenir au début pour compter sur l’automatisme.
Il est impensable de faire cela lors d’un examen, d’un concours ou même d’un concert.
Alors, il faut se situer en tout temps, savoir où nous sommes, d’où nous venons et où nous allons, comme dans la vie réelle, en fait, comme lorsque nous conduisons un véhicule. Nous savons toujours d’où nous venons, nous savons où nous sommes, et ce qui va arriver à l’avenir, car cela va déterminer notre conduite, surtout en ville, pour changer de file.
Au troisième feu de signalisation, je dois tourner à droite mais en me mettant immédiatement dans la voie de gauche pour pouvoir tourner à gauche juste après. Tout cela est quelque chose qu’il faut planifier mentalement avant d’arriver au fameux troisième feu de signalisation.
Donc, l’une des principales règles de la mémorisation est l’anticipation.
Oui, mais cela suppose d’avoir une connaissance approfondie du texte avant même d’établir des automatismes. Et ces automatismes se mettent en place très rapidement. Une seule expérience, comme le disent les neurologues, suffit à ce que le cerveau l’enregistre, et si vous répétez, il l’enregistre encore plus.
Anticiper le texte, c’est entendre les résultats sonores même avant de jouer. Cela nécessite une très bonne connaissance du texte, à l’instar du compositeur qui l’a écrit, ce qui implique une capacité d’analyse approfondie du texte musical.
Connaître le texte, c’est connaître harmoniquement, rythmiquement, les mélodies, les thèmes, les développements, et avoir une conscience aiguisée de la structure horizontale, jusqu’aux intervalles les plus complexes. C’est reconnaître une ligne mélodique et savoir comment la qualifier harmoniquement dans la tonalité donnée.
La place de l’analyse dans la mémorisation musicale
Je m’explique.
Prenons l’Adagio Cantabile de la Sonate pathétique de Beethoven avec son thème très connu.
Pour l’exemple, je prends uniquement la mélodie à la main droite que je vais analyser.
Tout d’abord, il faut penser à la tonalité dans laquelle nous sommes. Ici, La bémol majeur.
Première note, c’est un do, qui est la médiante (3ème degré) puis je descends d’une seconde vers le 2ème degré pour arriver sur la dominante (mib). Ensuite, on trouve une descente de gamme (mib-réb-do). Puis vient l’accord de La bémol majeur, renversé (do-mib-lab), et je monte d’une seconde pour finir ensuite sur la dominante.
Analyser implique de mettre un terme sur chacune de ces notes (numéro et nom du degré), également de nommer les intervalles, qu’ils soient de quarte, quinte, augmentés, diminués, justes, tierces ou secondes, et de préciser leur qualité (majeure, mineure, diminuée…).
La conscience tonale, clé d’une mémorisation solide
Alors, vous allez me dire: “Mais c’est mission impossible ! Comment arriver à tout mémoriser? Je dois faire ça pour chaque note ???”
Emmanuel prenait l’exemple d’une personne que vous croisez dans la rue.
Si vous la connaissez, vous la reconnaîtrez instantanément. Parce que tous les traits de son visage, de sa silhouette vous sont familiers. Mais vous n’allez pas vous dire: “Ah, mais je connais ces yeux… ce nez… et ce sourire… et cette couleur de cheveux…”. Vous n’en finirez jamais !
Tout est dans votre cerveau. La preuve en est que si vous la croisez de nouveau avec une autre couleur de cheveux, vous le remarquez immédiatement. L’équivalent pour nous pianistes de la fausse note.
Il faut être conscient, sans pour autant croire qu’il faut tout mémoriser volontairement, car ces données servent simplement de références intellectuelles.
De nombreux étudiants d’Emmanuel rencontraient des difficultés en matière de mémorisation. Son constat était clair, il manquait des données dans la construction de l’œuvre. Il lui est alors arrivé de leur poser des questions sur la tonalité à un moment précis. Dans la majorité des cas, les étudiants ne savaient pas répondre correctement ou ne répondaient pas du tout.
Donc être conscient implique aussi de reconnaître la tonalité dans laquelle on évolue, tout comme on reconnaît les pièces d’une maison. Une autre analogie de ce cher professeur.
Les changements de tonalité sont comme passer d’une pièce à l’autre d’une maison, et les altérations accidentelles sont comme des portes qui indiquent que nous changeons de tonalité.
Tout cela est essentiel pour interpréter correctement une œuvre musicale.
Explorer l’oeuvre par une approche consciente de son texte
Bien évidemment, l’apprentissage d’une œuvre et son entraînement technique consiste à répéter, mais à répéter consciemment. Cela signifie prendre le temps d’analyser chaque aspect, surtout au début, lorsque nous progressons lentement, pour intégrer pleinement les éléments musicaux.
Il est également possible, voire recommandé, d’analyser une œuvre sans l’instrument, comme le font les chefs d’orchestre. Cela permet d’économiser du temps, car nous n’avons pas toujours un instrument à disposition. Travailler uniquement avec la partition peut s’avérer très utile.
Reconnaître ce que nous avons déjà analysé et le vivre pleinement au piano est essentiel. Par exemple, lorsque nous identifions un changement de tonalité, nous devons comprendre pourquoi cela se produit. Un mi bécarre alors que je suis en La bémol majeur, c’est tout simplement la sensible (la porte, pour reprendre l’analogie de tout à l’heure) de fa mineur. Cela fait partie intégrante de notre compréhension de l’œuvre à un niveau plus profond.
Nous devons être conscients des intervalles et des transitions entre les notes, tout comme nous devons être conscients des escaliers que nous montons. Parfois, nous devons les franchir rapidement, mais cela nécessite une application continue pour que notre cerveau assimile pleinement ces informations.
Finalement, bien que cela puisse sembler très intellectuel, cela a également un impact sur notre mémoire auditive. Lorsque nous jouons, même sans instrument, notre cerveau absorbe ces éléments, surtout si notre oreille est bien formée grâce à une pratique régulière de la formation musicale. Cela nous permet d’entendre la musique comme si nous lisions un livre, sans avoir besoin de la jouer physiquement.
En somme, cette approche nous permet d’analyser et de comprendre la musique à un niveau plus profond, ce qui enrichit notre interprétation et notre appréciation de l’œuvre.
Conclusion
En conclusion, l’exploration approfondie de la mémoire pianistique révèle une vérité fondamentale : la qualité de la mémorisation dépend étroitement de la manière dont nous appréhendons et comprenons l’œuvre musicale.
À travers ces précieuses leçons, nous découvrons l’importance cruciale de la conscience et de l’anticipation dans le processus d’apprentissage. En effet, la mémoire des automatismes, bien que nécessaire, ne peut être l’unique fondement de notre pratique pianistique. En comprenant profondément la structure harmonique, rythmique et mélodique d’une pièce, nous développons une mémoire vivante et adaptable, capable de nous guider à travers les nuances et les subtilités de l’interprétation musicale. S’investir dans une analyse minutieuse et une exploration consciente de l’œuvre renforce non seulement notre capacité à jouer de manière fluide et expressive, mais enrichit également notre expérience artistique, nous permettant de saisir la beauté et la complexité de la musique avec une profondeur accrue et nous conduit vers une maîtrise véritable de l’art pianistique.
Si vous voulez encore plus d’information sur le sujet, et notamment sur les différentes mémoires qui rentrent en ligne de compte lorsque l’on veut mémoriser un morceau, vous êtes libres de visionner la conférence de Marie-Cécile : « Comment mémoriser efficacement vos morceaux« .
La vidéo est accessible ici: https://apprendre-a-jouer-du-piano.com/comment-memoriser-efficacement-vos-morceaux/
Voici un article absolument remarquable et d’une grande aide pour, aussi bien, travailler un morceau en profondeur que s’entraîner à la lecture à vue. La comparaison avec la conduite, le visage des personnes, la maison, les portes est excellente! On s’y retrouve très bien! Merci Olivier et merci aussi à Emmanuel et à Cécile bien sûr!
Un grand merci Dominique pour cette lecture attentive 🙂
Olivier